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EtoileDeLune
nathalie & dominique cathala
Mon 25 Oct 2010 23:38
Bonjour,

Voici, inspirée par une image fraîche de ce matin, l'Histoire dans sa plus dévorante vérité...

Ce matin, en longeant en kayak la belle plage de sable blanc qui s'étire devant notre étrave, j'ai été témoin d'un spectacle que je n'avais encore jamais vu. Du large, je fus intriguée par deux ombres minuscules qui virevoltaient. J'ai d'abord cru que c'étaient deux feuilles à la merci des rafales. Puis, voyant les sauts et convulsions qui animaient ces deux ombres noires, je me suis rapprochée pour découvrir que deux crabes se battaient avec une rage inégalée. Ils s'écorchaient vifs, sous les yeux d'un troisième plus petit, tout blanc.

Quelle violence contenue dans de si petits êtres!

Distraite par cette étonnante scène, une vague m'a roulée, moi et mon kayak sur la plage. Le crabe vaillant s'est échappé dans l'ombre de la cocoteraie avec le petit blanc. L'autre est resté là, entre l'écume et la tache de soleil. Ses yeux exorbités ne lui servaient plus à rien, il lui manquait la moitié des pattes de gauche. Quand il sentit ma présence, il s'est hissé jusqu'à la première vague qui l'a emporté. Un poisson le gobera rapidement.

Ce tableau silencieux et sanguin me ramène à mes lectures actuelles. Dans le décor le plus doux de cette plage, où l'eau décline les plus tendres couleurs lagon, la frénésie meurtrière est là, elle aussi! Il y a deux cents ans, des observateurs occidentaux étaient, eux aussi, partagés entre un rapport idyllique et des commentaires sans appel.

Les îles australes du Pacifique engendrent des sentiments écartelés entre la douceur et la violence, l'enthousiasme et le scepticisme, l'appétit et la nausée...

Le livre auquel je fais référence ici est écrit par Jean-Jo Scemla, « Le voyage en Polynésie ». Il compile les récits des premiers navigateurs, anthropologues et missionnaires occidentaux qui ont croisé ou séjourné dans les îles de la Polynésie. J'en suis au chapitre concernant les Marquises.

La société maohie du début du dix-neuvième siècle n'était pas si éloignée des combats de crabes... Songez qu'en 1804, le navigateur prusse-allemand, Adam Johan von Krusenstern découvrait, une société cannibale.

Les premiers contacts qu'il entretient avec la population sont cordiaux et enchanteurs. Il écrit ceci dans son journal : «  Nous n'avons eu que très rarement à nous plaindre de vol, vice si commun et si répandu dans toutes les îles de cet océan. (...) Les Noukahiviens se sont toujours conduits avec la plus grande honnêteté dans leur commerce d'échange avec nous. ... Toujours gais, toujours contents, la bonté paraissait peinte sur leur figure.»

Après une idylle de dix jours, pendant lesquelles, les femmes et jeunes filles, envoyées par leurs pères et maris, s'offrent aux marins contre une poignée de clous en fer, le capitaine Krusenstern, fait la connaissance de deux Européens qui se sont échoués sur l'île de Nuku Hiva dix ans plus tôt.

L'un anglais se nomme Robarts, le Français Joseph Kabris. Tous deux détrompent le capitaine russe sur ses premières impressions. Si les insulaires sont « gentils » avec l'équipage, c'est qu'ils sont motivés par l'espoir du gain et la crainte des armes à feu contre lesquelles ils savent qu'ils n'ont aucune parade.

A la suite des discussions avec les Européens, Krusenstern consigne le rapport suivant dans le journal qu'il confiera à l'empereur Alexandre lors de son retour à Saint-Pétersbourg : «  Ces Européens décrivirent, comme témoins oculaires, avec les plus grands détails, les scènes affreuses qui avaient lieu presque tous les jours chez ce peuple. Ils nous racontèrent avec quelle rage ces barbares tombent sur leur proie, lui coupent la tête, sucent avec une horrible avidité le sang par une ouverture qu'ils font au crâne, et achèvent ensuite leur détestable repas. »
(...)

« Chaque jour les Noukahiviens nous apportaient une quantité de crânes à vendre; leurs armes étaient toutes ornées de cheveux; des ossements humains décoraient, à leur manière, une grande partie de leurs meubles. Ils nous faisaient connaître aussi, par leurs pantomimes, leur goût pour la chair humaine. (...) Mais ce qui place les habitants de ces îles à la tête des plus affreux cannibales, c'est que, dans les temps de famine, les hommes tuent les femmes, les enfants, les vieillards, cuisent et rôtissent leur chair, et la mangeant avec le plus grand plaisir. »

Si le capitaine Krusenstern revient avec des images d'horreur, il n'en est pas de même du Français qui vécut 10 ans sur l'île. S'il est vrai qu'après son naufrage au large de Nuku Hiva, il faillit finir comme plat de résistance au chef de l'époque, il fut sauvé par la pitié qu'il inspira à sa fille. Quelques mois plus tard, il devint le genre du roi de l'île et épousa Walmaïki dont il eut deux enfants. Lors du passage de la Nadiedjeda, le bateau piloté par Krusenstern, il fut capturé par ce dernier et ramené à la cour de Russie, puis au duc de Richelieu (descendant du Cardinal). Ses récits fascinèrent les deux cours par les détails qu'il apportait aux moeurs guerrières : « Ces peuplades sont fréquemment en guerre (...) Les hommes se parent de leurs effets les plus précieux; leur arme consiste dans la fronde, le javelot dont ils se servent avec beaucoup d'adresse. Le premier prisonnier fait à la guerre, on lui coupe la tête que l'on porte au bout d'une pique pour servir d'é
tendard et pour narguer l'ennemi qui n'a pu obtenir ce premier succès. La guerre se termine par une seule bataille, où ces hommes se battent avec le plus grand courage et le plus grand acharnement. Après l'action, on mange les prisonniers, dont les yeux, la cervelle et les joues leur paraissent un mets délicat. On met la tête à part, pour construire, en forme de voûte, une espèce de temple qu'ils appellent me'ae, et dont les têtes forment la chape intérieure. (...) Toutes ces têtes sont enfilées comme des graines de chapelets. Ces temples, dont la construction emploie de trois à quatre mille crânes pour atteindre la perfection, sont sacrés. »

Malgré la violence d'un quotidien marquisien, Joseph Kabris n'eut de cesse que de retourner auprès de sa femme et de ses deux enfants : « Quoique les moeurs et les habitudes de ces insulaires aient quelque chose de particulier et d'extraordinaire, je n'en vivais pas moins heureux dans ces contrées. Je m'étais acquis l'amitié générale; chéri du roi, de son épouse et de mon beau-frère, je coulais des jours heureux auprès de Walmaïki, mon épouse, et de mes deux fils... »

C'est ainsi que le mythe du « bon sauvage », qu'inspirèrent les récits des premiers venus, tels Cook, Bougainville ou Wallis, dégringola de son piédestal. Le terme « sauvage » s'assaisonne dès lors d'une définition gratinée : « J'appelle sauvages les peuples qui, ne reconnaissant aucun gouvernement, aucune institution sociale, et satisfaits de pourvoir aux premiers besoins de la nature, peuvent être considérés comme le terme intermédiaire entre la brute et l'homme. On doit cependant classer au-dessous de la brute l'homme qui mange son semblable. » (Etienne Marchand)

Le mot reprendra une connotation exotique et douce sous la plume de Gauguin qui en abusera, moins d'un siècle plus tard. Mais, il ne sera pas dévoré avec ses toiles et ses pinceaux... Entre lui et Krusenstern , les missionnaires auront insufflé une telle dose de morale occidentale et religieuse dans les moeurs marquisiennes qu'il ne restera que de très rares cannibales inavoués (et surtout improbables!) au moment du passage de Thor Heyerdahl (1947).

Il est d'usage de maudire ces missionnaires qui ont tout bouleversé dans la société maohie. Pourtant, la témérité des premiers religieux, qui débarquèrent dans ces îles, pour y prêcher ce qu'ils pensaient être « la bonne parole », supplantait largement celui des marins, qui, pour leur part, ne connurent que le meilleur de l'hospitalité maohie...

Amitié marine... et à plus? pour d'autres cartes postales d'hier ou d'aujourd'hui, mais toujours d'ici
Nat et Dom
www.etoiledelune.net

Documents qui ont servis à ce texte :
-Précis historique et véritable du séjour de J. Kabris
-Voyage autour du monde (1803-1806) Krusenstern
-Journal de bord d'Etienne Marchand parti de Marseille sur le « Solide ». Il fit le premier tour du monde commercial de 1790 à 1793. Journal édité par Claret de Fleurieu, Ministre de la Marine