Equilibres - Chapître 1 : Un monde penché
pos: 08:08.805 S 108:54.614 W (entre Galapagos et Marquises) « Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles, Ils regardaient monter en un ciel ignoré Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles ». De fait, José Maria de Heredia était trop romantique ! Il décrit le pauvre matelot de l’époque, peut-être atteint de scorbut, comme une amoureuse célèbre à son balcon, telle la Juliette de Shakespeare ou la Rosine de Baumarchais. Ou alors était-ce que les caravelles étaient lourdes, pataudes et surtout dépourvues de quille. La vie sur un monocoque de croisière rapide est toute autre : penchée, en permanence. La nuit fut agitée. Le bel après-midi en pente douce s’était conclu par la montée progressive d’une jolie brise accompagnée d’une houle de travers. Nettement plus tôt que prévu. Nous nous sommes donc retrouvés au près bon plein (quand le vent vient par le devant du bateau, à environ 60 degrés d’incidence). Brainwave, Un X-Yacht de fabrication danoise, est une superbe machine pour remonter le vent : rapide, précis, solide. Nous avons saisi l’occasion et lâché les chevaux au soleil couchant. Dans ce genre de conditions, plus ça va vite, plus ça penche. La nuit venue, le vent a encore forci. Avec l’obscurité et les prises de quart en solo, on ne badine pas avec la sécurité : il faut s’attacher au bateau. Et malgré tout conserver une mobilité suffisante. Pour atteindre le winch avec lequel on règle le génois ; pour surveiller les alentours à 360 degrés en se déplaçant d’un côté à l’autre ou en montant sur le tableau arrière du cockpit (le lieu de vie et de travail à l’extérieur). Or pour se déplacer, il faut parfois se décrocher. Quand le faire ? La réponse varie d’un équipier à l’autre ; le montagnard valaisan est coutumier de ce genre de pesée d’intérêts. Ca penche, disions-nous. Et cette nuit, ça a penché fort. Et c’est là que tout devient plus pénible, tout : marcher, faire à manger, laver la vaisselle, actualiser le routage, procéder à la vacation radio journalière, se brosser les dents, pisser… Marcher 5 mètres à l’intérieur du voilier prend parfois l’allure d’un périlleux parcours. Tout cela par une chaleur humide accablante, oppressante dans les entrailles du bateau. Les uniques moments où on se détend un peu, c’est à la barre, ou alors assis dans le cockpit. Mais même en bougeant peu, le corps consomme une énergie folle à tenter de rester en équilibre. C’est, au fond, la version marine de ce qu’on appelle aujourd’hui le gainage, en langage avisé d’entretien du corps. Sauf que dans le cas qui nous intéresse, on ne cherche pas à optimiser la position, on ne vise pas l’excellence esthétique et physique. Ici, l’attention est permanente, histoire d’éviter l’accident bête, aux conséquences potentiellement fort gênantes dans un contexte transpacifique. C’est ce monde penché dans lequel Nicolas, Denis, Claude, Daniel et moi avons basculé depuis 3 jours. Il en reste encore beaucoup plus à venir. Vivement demain ! HP |