Leslie était sur notre route

Planète Rouge II
Daniel CANTINEAU
Thu 18 Oct 2018 00:11
xx:xx.xxN xx:xx.xxW

Parti de Port Leucate le 30 septembre 2018, je suis arrivé à Madère le 13 octobre dans la douleur. Pourtant en suivant fidèlement le plan élaboré avec Luc et Sophie au départ, on s'en était plutôt bien sorti, certes avec beaucoup de mer et très peu de vent mais le moteur était là qui nous a conduit à Majorque, 2 nuits, dont nous repartîmes le 4 octobre. un joli round de 6-7 heures au largue, vent de 15-17 kt et hop on avale des miles à 8 kt pointes à 10. Puis moteur, moteur, moteur, désespérant. Déroutement sur Malaga-Benalmadena pour refaire du fuel et arriver en sécurité à Gibraltar ; refueling à 64 cts le litre, du jamais vu, 500 litres dans les reservoirs, 150 dans les jerrycans, nous devrions être parés et reposés par une nuit au mouillage tranquille à La Linea de l'autre côté de la piste d'aterrissage.
Au départ de Gibraltar ça commence, à peine le rail traversé à l'ouest entre les théories de cargos, nous voilà dans la brume, visi 500 m puis bientôt le brouillard, visi 100 m, pas d'AIS sur le traceur, radar peu précis, corne de brume des cargos dans tous les coins dont un qui surgit des nimbes à 100 m de nous comme un monstre gris apocalyptique venu de nulle part traçant à 18 kt annoncé par des signaux sonores puissants inquiétants mais trop peu précis pour identifier la position tant le son diffuse dans la brume, vite 20 degrés babord et il défile presque tranquillement sur notre tribord. J'apprendrai plus tard avec soulagement par un échange VHF avec un immense cruising ship de 12 étages éclairé comme un arbre de noël que mon AIS comme je le soupçonnais fonctionne bien en émission et en réception. C'est donc l'affichage sur le chartplotter Raymarine qui est en faute. Au bout de 4 heures énervantes on en sort.
Après 2 jours de moteur nous voila pris au débotté par l'ouragan Leslie, né brutalement sans prévenir les organismes météo ce qui est très malhonnête. Sa trajectoire de Madère à Lisbonne était un tout petit peu au nord de notre route (voir trace radar) ce qui ne nous a valu 'que' une trentaine d'heures à 30-34 kt puis plus de douze heures à 35-37 kt rafales à 40, une à 43,2. J'ai appris plus tard qu'il y avait 100 kt dessous - brrr - et avait été requalifié en tempête tropicale. Vagues supportables de 4-6 m dont deux scélérates d'une bonne dizaine qui ont fait taper le bateau à le démembrer. On monte on monte on monte puis derrière le haut de la vague plus rien un trou, un bang terrible capable de mettre le mat par terre. Il a tenu. Mais j'ai du prendre la barre pendant les dernières heures pour négocier chaque vague, j'étais assez épuisé trempé frigorifié, la seule scélératesse des vagues étant de me viser moi à la barre et d'épargner les autres cachés sous le sprayhood comme disent les anglais d'un seul mot ou capote de descente là où il nous en faut trois... Ne parlons pas trop des équipiers dont l'une m'implorait de la sauver de la perdition croyant sa dernière heure venue et l'autre d'une passivité effrayée et effrayante, bref du solitaire avec deux charges en plus.
Les ennuis n'ont bien sur pas manqué, ils vont surement vous intéresser :
- rupture de l'épissure de drisse de GV retrouvée dans le mât dans le même état que celle du génois (photo jointe), j'attends la rupture du troisième cordage celle de la balancine, soumise à peu de charges celle-là devrait tenir. En analysant le cordage avec un cordier professionnel il m'a montré que l’âme centrale était constituée d'une botte de fils de polyester parallèles non tressés et que l'absence de tresse enserrant le bout réintroduit interdisait toute épissure et quelque soit la surliure associée, on ne pouvait que s'attendre à un glissement, la résistance de la gaine étant notoirement insuffisante ainsi que celle de la surliure dont la résistance est anecdotique. Il s'est donc refusé logiquement à me refaire une épissure. Seule solution conseillée, que je vais adopter, le nœud de capucin, l'autre étant de racheter une drisse qu'il m'a montré, en tous points identique aux miennes, avec âme tressée cette fois. Bilan une latte cassée, celle de 18m, un connecteur tordu à remplacer, 3 heures de bataille sur le pont avec déjà 25 kt de vent et les vagues sur le pont pour maitriser la GV, en extraire les 5 lattes fléchies à se rompre (les deux premières font 18 et 17 m) dans des goussets hyper-rigides, une horreur, la voile ferlée, roulée comme on peut et brêlée sur le pont. Et pour affronter le pire à venir...plus de GV, génois troisième ris voir moins, pour faire du près serré. Il reste 15h de route dans 32 kt de vent et on avance à 2,5 kt sous pilote et coup de frein à chaque vague. Je renvoie un peu plus de génois et prends la main, le vent adonne, appuyé au moteur pour faire du cap, 7 heures à la barre pour négocier les méchantes vagues courant contre vent venu du détroit Porto Santo - Madère pour finir à 8 kt avec un petit bout de toile.
- Le gennaker, à poste que je n'avais pas eu le temps de rentrer, bien qu'enroulé et fixé par sa base ainsi que par son écoute roulée autour, a vu sa partie supérieure se dérouler et former une grosse bulle qui n'a pas résisté 2 minutes dans les 34 kt et s'est déchirée. Impossible d'affaler sur le bateau mis en cape sèche, dérivant, moteur débrayé, affalage à l'eau et voile tenue au point d'amure, point de drisse capturé et libéré de sa drisse récupérée, passé aussière sur le point de drisse mais... impossible à remonter à bord avec mes petits bras musclés et pour cause le bateau dérivant plus vite que la voile dans l'eau, elle est passée sous le bateau et l'aussière est partie derrière impossible à retenir. J'ai récupéré la voile passée dessous sans encombres et en totalité - oui mais presque . La voile était à bord après 30 mn de bataille mais l'aussière qui y était attachée refusait de suivre même en la tirant dans toutes les directions. J'ai fini par la laisser partir à l'eau et attendu 15 mn en espérant qu'elle coule. Au redémarrage moteur miracle tout fonctionne et l'hélice nous pousse.
- En vue du cap Sao Lourenco, l'extrémité nord-est de Madère un aviso-escorteur de la marine portugaise se positionne sur notre route et alors que nous l'approchons, un contact VHF le rassure, nous faisons route. Surement les seuls sur mer en fin de journée. Il disparait dans la pluie et la brume qui nous accueillent.
- A l'entrée de la marina à 19h un ponton est là, en face, avec une place alongside, le rêve, le soulagement, on manœuvre propre, un petit coup d'arrière et juron de rage, le moteur s'arrête. Poussé à 3 kt par le vent et entrainé par l'erre, on ne saisit pas le ponton et on part à la dérive pour finir sur deux bateaux avec un petit choc sur l'un qui m'a valu d'être soulagé de la bouteille de champagne dédiée à nos anniversaires Martine et moi. Branle-bas de combat dans le port pour nous aider, deux gars plongent pour amener 2 aussières de l'autre côté du bras et nous voilà à couple avec des gens réconfortants qui auront droit à une tournée générale au restau du phare le soir. Diagnostic de la panne le lendemain : panne sèche ? Possible, tant on a appuyé au moteur. Aspiré les saleté du fond de tank ou désamorçage par de l'air ? Hypothèse. Le moteur redémarre librement, monte ses tours débrayé mais peine en marche avant et s'arrête en marche arrière.
Vous avez deviné : ya queqchose dans l'hélice, vous pensez à queqchose, l'aussière que je n'arrivais pas à remonter et qui a du couler...Que nenni. Un equipier d'un bateau voisin, un suisse très sympa plongeait justement il y a quelques minutes dans l'eau claire du port pour rechercher une paire de lunettes, il revient de sa douche mais accepte de replonger pour inspecter l'hélice avec un masque que je lui tends. Il émerge avec l'info du jour : un touillon de gros cordage noir (du 22) de 50 cm de diamètre est enroulé autour de l'hélice. Le plongeur de la marina avec bouteille mettra 15 mn à la scie pour en retirer 5 à 7m de mon aussière (voir photo). On replongera pour vérifier l'état des pales mais a priori dans les manœuvres qui ont suivi en marina le bateau a répondu comme d'habitude.
Autre sujet de désappointement, les 2 épissures les plus en charge ont toutes les deux cédé. Pour éviter une deuxième rupture sur celle du génois je vais devoir aussi l'affaler pour remplacer l'épissure par un noeud de capucin.
J'ai eu quand même un frisson pendant les heures sombres de la nav en pensant à mon gréement dormant neuf. Si un incident se produisait c'était le mât par terre et mayday assuré, perte du bateau etc... Comment être sûr de sa fiabilité. J'ai reserré les bas haubans de 3 demi tours de ridoir, il en faudra trois autres car j'ai remarqué que les bas haubans en décharge sous le vent étaient souples.

Aujourd'hui, je suis monté trois fois au mât, sécurisé par Régis, pour repasser en trois temps la drisse de GV qui nous a donné bien du fil à retordre. Le gennaker a été joliment réparé. Il reste une latte cassée à extraire de la GV et la hisser de nouveau avant d'enrouler. Affaler le génois pour supprimer l'épissure douteuse, hisser, enrouler. Mais demain encore beaucoup de vent et on ne pourra sans doute pas manipuler les voiles. Donc on s'attaquera à l'affichage des cibles AIS sur le traceur de cartes.
A demain
Daniel